XIII
— Avec le chapeau que tu portes, Pascal, moi, à ta place, j’irais me faire voir ailleurs, laissa tomber Marcel le Borgne.
Cette fois, l’Élégant comprit que ça sentait sérieusement le moisi, dans le loinqué.
Pourtant le « Bar des Lions », c’était son chez lui, à Pascal, et le Borgne, un ami de toujours. Mais, cette nuit, lorsqu’il s’était pointé, là, la gorge sèche, le front moite, il avait saisi tout de suite que l’autre visiblement ne tenait pas à l’entendre.
Plus d’amitié qui tienne. C’est tout juste s’il avait consenti à lui verser à boire, et encore, à la dégoûté. Il n’avait pas accepté de trinquer avec lui, because une très bidon maladie de foie et avait refusé son argent, ce qui avait fini de démontrer que l’homme ne tenait plus à revoir sa frime dans son troquet. Salutas ! Pascal n’avait plus eu qu’à se tirer.
Un peu plus loin, même chanson.
— Il y en a qui te cherchent, l’Élégant, et fais-moi confiance, ça vaudrait mieux pour ta santé qu’ils te trouvent pas, l’avait prévenu Fonfon Richetto, un bon braqueur avec qui il avait travaillé pendant plus de deux ans.
Et comme Pascal, jouant les marioles, ricanait, l’autre avait eu un haussement d’épaules indifférent.
— Moi, ce que je t’en dis…
Puis il lui avait tourné le dos.
L’Élégant s’était retrouvé dans la rue. A dix mètres de là, une fille en station sous l’enseigne lumineuse en forme de croissant de lune d’un petit hôtel, avait, en le voyant, tourné précipitamment sur ses hauts talons et disparu dans le couloir. Et lorsqu’il avait voulu tenter de la rejoindre, la porte était bouclée, triple tour.
Il ne pleuvait plus, mais le pavé était gras, luisant, et les ruisseaux roulaient de la boue.
Il s’était mis à descendre vers les quais, où il devait encore rester quelques bistrots ouverts ou presque.
A tout prix, il lui fallait trouver un homme qui l’écoute, à qui il puisse parler, expliquer… C’était sa réputation qui était en jeu, et, de minute en minute, il était en train de devenir un pesteux pour le quartier. Et ça, c’était grave.
Les Esposito, tout flingueurs qu’ils étaient, il s’en tapait. Cons comme des ours, les deux frangins. Rapides peut-être, mais l’Élégant l’était encore plus qu’eux. Il aurait pu les lessiver tous les deux, chez Assunta. S’il ne l’avait pas fait c’est que les alignant au tapis, c’était s’avouer noir sur blanc coupable de ce qu’ils lui reprochaient.
C’était avoir tout le petit Chicago sur les endosses à bref délai, autrement dit signer son avis de décès.
Un rat qui surgit d’un trou le fit sursauter, et, d’instinct, sur la seconde, son pistolet s’était retrouvé dans sa main. Il grimaça, ses nerfs étaient en train de salement le lâcher. Il voulut allumer une cigarette et dut s’y reprendre à trois fois. Ses doigts sucraient les fraises.
Il obliqua en direction du port marchand. Si le « Tropical » était encore ouvert, là-bas, c’était le seul endroit où il avait une dernière chance de pouvoir rencontrer des amis. Néné Duranti et Gaston la Charrette. Des hommes de poids, écoutés dans le milieu. Que seulement ils comprennent, qu’ils se laissent convaincre, et ils n’auraient qu’un mot à dire pour le dédouaner et faire rengainer leurs outils aux Esposito.
Il dépassa le marché couvert, où des camions déchargeaient des légumes, évita la clarté brutale des lampes à arc éclairant des alignements de choux-fleurs et de pommes de terre, et longea une suite de pyramides de bauxite que dominaient trois immenses grues.
Le « Tropical » était à dix mètres, tout proche des bâtiments de la douane. Au détour d’une colline de bauxite, l’Élégant vit luire son néon rouge, C’était du pot, il était ouvert.
Il y eut un silence dans la petite salle enfumée, lorsqu’il apparut dans l’encadrement de la porte à double battant. Brusquement rideau sur les conversations. Ceux qui jouaient aux cartes à deux tables, dans le fond, s’étaient figés, les brèmes entre les mains. D’autres avaient plongé le nez dans leur verre, sans un mot, et encore d’autres s’étaient mis à s’intéresser de près au billard électrique et au juke-box.
Il traversa la salle, lentement, ne trouvant plus que des dos tournés devant lui. Le Wurlitzer s’était mis à jouer La Fête du Tabac.
Il atteignit le comptoir.
— Fine, annonça-t-il.
Le patron, un bossu du nom de Casquette, un rien indic, un peu tantouze, hésita un instant. Puis il finit par se décider à cueillir une bouteille sur son étagère, à la déboucher avec des gestes d’une incroyable lenteur et toujours au ralenti de verser une giclée d’alcool dans un verre qui contenait encore un fond de vin violet.
— Voilà, monsieur, croassa-t-il, en jetant un coup d’œil de connivence vers les autres pour bien leur montrer qu’il n’y allait pas de bon cœur.
— Tu as vu Néné ? demanda l’Élégant.
— Néné ? connais pas.
— Néné Duranti, précisa l’autre.
— Puisque je vous dis que je connais pas.
— Et Gaston ? insista Pascal, Gaston la Charrette, tu le connais pas, lui non plus ?
Casquette dodelina de la tête, sans répondre.
Mais soudain, un homme venait de se dresser d’une des tables de poker, à l’autre bout du bar. Une sorte de gorille chauve, au visage labouré de cicatrices.
— Qui me demande ?
Il s’avança lourdement vers le comptoir, suivi comme son ombre par une jeune frappe à tête de belette, coiffé d’un feutre vert.
L’œil fixe, glacé, La Charrette était arrivé à la hauteur de Pascal. Un instant, les regards des deux hommes se croisèrent et s’immobilisèrent. Chasses dans chasses, sans un battement de cil.
Puis, tout à coup, le barabi se déclencha, sec, brutal.
D’un revers de main, le gorille venait d’envoyer valser le verre de Pascal, en lançant entre ses dents à l’adresse du troquet au garde-à-vous derrière son zinc.
— Depuis quand on sert à boire chez toi aux balanceuses, Casquette ?
Et se retournant vers l’Élégant.
— Et toi, ordure, sors dehors qu’on s’explique. On a à te causer.
Cette fois, Pascal ne pouvait plus laisser passer. C’était sa peau qu’il jouait, direct et sans bavure. Il ne donna pas à La Charrette le temps de placer autre chose. D’une détente fulgurante, il lui fit atterrir une beigne soignée dans les gencives, suivie d’un genou dans le ventre qui fit se plier en deux le mastard.
Mais, dans la seconde, le jeunot et un autre gazier s’étaient jeté sur l’Élégant qui comprit sa douleur.
Une manchette en pleine nuque lui avait fait rentrer la tête dans les épaules et basculer en avant, tandis qu’une volée de siphon dans les reins finissait de le déséquilibrer.
Il boula sur trois mètres et vint s’écrouler sur le plancher au pied du billard électrique, qui, dans un hoquet, annonça « Tilt ». Gaston, remis sur pied, à son tour, fonçait, lui travaillant les côtelettes de son quarante-quatre.
— Pas chez moi ! Pas chez moi ! Le massacre, pas chez moi ! glappit Casquette.
Mais l’Élégant, pas décidé à se laisser ruiner en disant merci, venait de se redresser à moitié et balançait dans les jambes du gorille le billard électrique, tout en portant un crochet sévère à La Belette qui venait à la rescousse. Et quand le troisième se ramena, siphon au poing, ce fut pour déguster une crosse de flingue entre les sourcils.
Le dos au mur, Pascal se glissait vers la porte lorsqu’une chaise de fer vint s’écraser à la hauteur de son épaule gauche. Cette fois, d’autres mecs, à leur tour, entraient dans le jeu.
Tout le monde voulait en être. Seul Casquette tentait d’assainir l’atmosphère à coups de nerf-de-bœuf. Brisant le cul d’une bouteille sur le rebord du comptoir, Gaston la Charrette s’avançait vers Pascal coincé entre la cloison et une table. De son côté, le niston à frime de belette, l’œil sanglant, venait de surgir sur sa gauche, un pistolet format canon lourd en main.
Le juke-box, remonté à bloc, continuait à moudre La Fête du Tabac.
À part ça, une mouche qui vole, on aurait pu entendre. Brusquement, tout le bouzin s’était arrêté. Il avait suffi d’un geste. Le geste de la belette au feutre vert donnant de l’air à son soufflant.
Ensuite tout se passa très vite. Presque en même temps, deux détonations claquèrent. Mais ce fut l’Élégant qui dut appuyer le premier sur la détente et viser le plus juste, car tout à coup, l’autre arcan ouvrit grands ses yeux chafïouins, fit une très affreuse grimace et, d’une seule pièce, portant ses mains à son ventre et se cassant en deux, vint s’abattre sous la table où, entre les verres de pastis, une quinte floche était encore étalée sur le tapis Cinzano.
La Charrette n’eut pas le temps de dégainer, la deuxième balle avait été pour lui.
Un instant plus tard, l’Élégant, dans un bond, franchissait la porte et, fonçant dans la nuit, se perdait entre les pyramides de bauxite.